[Note de lecture] La France désunie

[Note de lecture] La France désunie

14.06.2019

Représentants du personnel

Des élites à l'aise dans la mondialisation et tentées de faire sécession pour vivre entre elles, des catégories populaires qui subissent ce libéralisme et "s'autonomisent", un héritage catholique en voie de disparition au profit d'une société multiculturelle : selon Jérôme Fourquet, auteur de l'archipel français, la France connaît un bouleversement sans précédent. Avec quelles conséquences politiques ?

"La France unie", c'était le slogan de François Mitterrand pour sa campagne de 1988, le président sortant visant alors le supposé clanisme de son concurrent et Premier ministre, Jacques Chirac, pour mieux apparaître en rassembleur. De bonne guerre en politique, pourrait-on dire. Sauf que trente et un ans plus tard, c'est plutôt la France divisée et non la France unie qui aurait pu servir de titre au livre de Jérôme Fourquet, intitulé "L'archipel français", alors même que le mouvement politique du nouveau président de la République prétend à une forme d'hégémonie sur le champ politique français (*).

L'état de notre pays dressé par cet analyste politique, qui dirige le département Opinion de l'IFOP, est plutôt sombre, il faut dire qu'il ne fait pas l'impasse sur des problèmes tels que la délinquance, le trafic de drogue, une forme de ségragation urbaine, sans oublier la question très délicate de l'exogamie des populations d'origine immigrée (**).  Mais il est à lire pour le décryptage qu'il offre de notre paysage économique, social et politique. On sait que les dernières élections européennes ont vu s'affirmer un mano a mano entre LREM, le mouvement en Marche créé ex nihilo par Emmanuel Macron pour sa campagne présidentielle, et le Rassemblement national (ex Front national). La droite républicaine et la gauche en ont fait les frais, seuls les écologistes paraissant surnager dans ce paysage en refondation. En fait, nous explique Jérôme Fourquet, cette recomposition du paysage politique est à l'oeuvre de façon souterraine en France depuis plusieurs années, avant même l'élection d'Emmanuel Macron à l'Elysée.

Déclin du catholicisme

Utilisant plusieurs éléments statistiques comme les enquêtes d'opinion couplées à une cartographie mettant en relief les niveaux d'éducation et les catégories socio-professionnelles ou encore, de façon plus surprenante, les choix de prénoms effectués par différentes générations de différents milieux sociaux, l'auteur ébauche le portrait d'une France "multiple et divisée".

 Les cadres de référence traditionnels ont sauté et ne sont plus à mêeme de guider ou d'orienter les débats et les consciences

 

Principal élément de cette mutation ces dernières cinquante années : le déclin du catholicisme, qualifié de "rupture séculaire". Le baptême, considéré comme un marqueur "mou" car peu significatif des pratiques religieuses réelles, ne concerne plus que 30% des naissances en 2015, contre 40% en 2005 et 48% en 1999. Et seuls 6% des baptisés disent aller à la messe tous les dimanches, 46% répondant "jamais". Autre signe de ce déclin : le choix du prénom Marie, donné à 0,3% des filles nées en 2016, contre 8% à 10% en 1945, ou encore le fait que les naissances hors mariage sont devenues la norme. Jérôme Fourquet souligne également l'évolution rapide de l'opinion en faveur de l'IVG, puis des droits des homosexuels. "Les cadres de référence traditionnels ont sauté et ne sont plus à même de guider ou d'orienter les débats et les consciences, laissant place au relativisme", estime l'auteur.

Ce dernier fait le lien entre cette déchristianisation et l'évolution de l'opinion devenue de plus en plus favorable à l'ouverture des magasins le dimanche (73% des Français y sont favorables en 2013, contre 46% en 2004). Plus surprenant, sur le plan anthropologique, l'auteur relie cette déchristianisation à la pratique de plus en plus répandue, dans les nouvelles générations, du tatouage (25% des 18-34 ans est tatoué, contre 7% des 50-64 ans), comme si un rituel individuel, au travers de la libre possession de son propre corps, avait pris le pas sur le rituel collectif et sacré.

Promotion de soi et narcissisme de masse

 

Selon Jérôme Fourquet, le tatouage illustrerait "un narcissisme de masse", "la promotion de soi" devenant un leitmotiv absolu pour répondre au besoin de se distinguer des autres. L'auteur fournit une autre illustration à cette autonomisation des individus avec le choix des prénoms. Désormais, chaque année, 13 000 prénoms différents sont donnés aux nouveaux-nés, contre 4 000 au début des années 60. Des prénoms qui traduisent aussi l'immigration : entre 1945 et 2014, "le nombre de prénoms d'origine arabo-musulmane répertoriés par l'état civil et l'Insee passait de 100 à 3 800". A ce propos, Jérôme Fourquet insiste sur le fait que la société française est déjà devenue une société multiculturelle puisque "la part de la population issue des mondes arabo-musulmans représentera mécaniquement, du fait des renouvellement des générations, un habitant sur cinq, voire sur quatre, si la tendance haussière observée depuis le début des années 2000 se poursuit".

Effondrement du contre modèle communiste

"L'influence matricielle du catholicisme" serait donc en voie de disparition, même si son héritage va perdurer encore quelque temps, visible notamment, dit l'auteur, dans la prédominance de la CFDT sur la CGT dans l'Ouest, comme dans l'orientation pro-européenne de l'opinion de certaines régions ou encore dans les taux de réussite au bac.

Deuxième élément de mutation : l'effondrement de la contre-société communiste. Les bastions rouges du Nord-Pas-de-Calais, du bassin parisien, du Limousin et du midi méditerranéen faisaient face aux régions catholiques de l'Ouest, de l'Est, du sud du Massif central. Amorcé dans les années 50, le déclin du catholicisme a entraîné dans sa chute son contre-modèle communiste, surtout à partir de 1981. Le communisme municipal (logement social, emplois municipaux, politique culturelle, colonies de vacances) s'est effondré : le PC ne contrôlait plus en 2014 que 34 municipalités des trois départements jadis rouges autour de Paris, contre 147 en 1977. Et la CGT, en dépit de son autonomisation vis à vis du PCF, a vu ses positions fragilisées, y compris dans des places fortes comme EDF, la SNCF ou la Poste.

Finies les références communes. Des pans entiers de la société s'autonomisent

 

Troisième élément de fragmentation de la société française :  la perte d'influence des grands médias de masse, qui réunissaient téléspectateurs ou lecteurs et donc structuraient fortement les représentations. Avec les chaînes de la TNT et internet, TF1 et Le Monde ont perdu en influence. "Des pans entiers de la société s'autonomisent des mass media et développent leur propre grille de lecture ou optent pour une vision du monde véhiculée par des médias de niche ou moins puissants", analyse Jérôme Fourquet, qui voit dans le choix des prénoms anglo-saxons faits par les catégories populaires une prise d'indépendance à l'égard des normes dictées par l'environnement social. Ces Kevin, Jason, Steven et autres Jonathan se retrouvent d'ailleurs chez les gilets jaunes comme chez les militants et élus du Rassemblement national.

Corollaire de ces tendances : le déclin de l'aura de la science favorise la remise en cause du discours rationnel, auquel les jeunes générations adhérent moins fortement qu'avant : "Face à une réalité parfois complexe à appréhender et à comprendre, et dans la mesure où les discours officiels et scientifiques sont de plus en plus sujets à caution, les récits alternatifs et complotistes prospèrent", comme ces 32% de Français exprimant leur accord avec l'idée que le virus du sida aurait été créé en laboratoire...

Les élites tentées par la sécession

Le quatrième, et sans doute le plus inquiétant, élément de fragmentation de la société française décrit par Jérôme Fourquet concerne "la sécession des élites". Depuis une trentaine d'années, assure-t-il, un processus est à l'oeuvre qui creuse le fossé entre la partie supérieure de la société et le reste de la population. Par voie de conséquence, les élites ont de plus en plus de mal à comprendre "la France d'en bas". Mais cette distance aboutit également à l'autonomisation d'une partie des catégories les plus défavorisées, qui se sentent "de moins en moins liées par un destin commun au reste de la collectivité nationale", soutient l'analyste.

Une attitude de distance et de mépris vis-à-vis du peuple

 

Ce dernier reprend la thèse iconoclaste d'Emmanuel Todd : "Pour la première fois, les "éduqués supérieurs" peuvent vivre entre eux, produire et consommer leur propre culture (..) L'émergence de millions de consommateurs culturels de niveau supérieur autorise un processus d'involution. Le monde dit supérieur peut se refermer sur lui-même (..) et développer, sans s'en rendre compte, une attitude de distance et de mépris vis-à-vis des masses, du peuple et du populisme qui naît en réaction de ce mépris".

Ce processus se caractérise par un recul de la mixité sociale. Du fait notamment de l'inflation des prix dans l'immobilier et de la tertiarisation du tissu économique des grandes villes, métropoles et grandes villes comportent de plus en plus de cadres : 46,4% à Paris en 2013 contre 24,7% en 1982, l'Ouest parisien accompagnant le mouvement. "Un automobiliste qui part de la place de la Concorde à Paris peut faire plus de 30 km en direction de l'Ouest et ne traverser que des communes dans lesquelles la proportion de cadres (..) est supérieure à 40%, voire souvent 50%, de la population active", constate l'auteur qui observe le même phénomène à Lyon, Toulouse, Strasbourg, Nantes, etc.

Les ordonnances Travail approuvées en haut, rejetées en bas de l'échelle sociale

A ce recul de la mixité territoriale s'ajoute un recul de la mixité à l'école, puisque 36% des enfants du privé viennent de familles favorisées en 2012, contre "seulement" 26% en 1984. Ces différences se traduisent par des fractures politiques. Les hauts revenus approuvent la baisse des impôts des entreprises, l'adoption du modèle français à la mondialisation et la réforme par ordonnances du code du travail, quand les catégories populaires estiment ces évolutions négatives. Les ordonnances Macron sont approuvées par 58% des hauts revenus, contre seulement 32% par le reste de la population.

L'auteur insiste sur le fait que, alors que l'opposition gauche droite était indexée en partie sur la classe sociale d'appartenance, c'est désormais surtout le niveau d'éducation qui constitue la variable la plus forte dans les sondages d'opinion. Politiquement, le RN (ex-FN) est populaire "chez les ouvriers et les employés qui font l'expérience du déclassement social" : ceux-là ont voté à 42% pour Marine Le Pen en 2017, et seulement à 13% pour Emmanuel Macron (***).

Des centres-villes aux périphéries : des catégories et des positionnements politiques opposés

 

Ces différences sont encore plus marquées selon que les territoires subissent ou non un fort chômage, mais elles sont aussi corrolées aux espaces urbains. Si l'on prend les aires urbaines importantes, nous dit Jérôme Fourquet, on voit qu'Emmanuel Macron a obtenu de bons scores jusqu'à 20 et 30 km autour de ces villes, alors qu'au contraire, Marine Le Pen enregistre ses meilleurs résultats entre 30 et 50 km, voire 50 à 70 km de ces villes. Cela s'explique par le fait les milieux populaires, "qui votent le plus massivement pour le FN", résident majoritairement "à bonne distance du coeur des agglomérations". Cela explique aussi, dans ces zones moins desservies par les transports en commun et où l'on dépend donc de la voiture en subissant le coût de l'énergie, le développement du mouvement des gilets jaunes (lire sur ce point l'analyse de Denis Maillard).  La France serait donc passée d'un clivage politique Est-Ouest à un clivage centre-périphérie, le renouvellement politique de 2017 se traduisant par une baisse de la représentation des classes moyennes à l'Assemblée (23% en 2017 contre 37% en 2012) et une forte progression de la part des députés issus des classes supérieures (69% contre 56% en 2012)..

Quel paysage politique demain ?

Quel paysage politique résultera demain de ces fractures ? Pour l'heure, c'est Emmanuel Macron qui semble dominer le jeu avec son "bloc libéral-élitaire" qui cumule adhésion idéologique (pour un réformisme libéral) et intérêt social (les catégories les plus aisées).

Un coming out libéral

 

"Dans ces milieux, tout se passe comme si Emmanuel Macron avait occasionné un coming out libéral de la bourgeoisie et des classes moyennes supérieures de gauche, qui purent ainsi faire leur jonction avec  leurs homologues de centre- droit", écrit le sondeur avant de s'interroger : "Toute la question est de savoir quel est le degré de solidité et la capacité de ce "bloc libéral-élitaire" à maîtriser et à surmonter ses contradictions internes dans la durée". Dans une société où différents groupes vivent comme dans les îles différentes d'un même archipel, leur agrégation en blocs politiques à vocation majoritaire devient de plus en plus délicate et donc incertaine, prévient en effet l'analyste dont il faut sans doute tempérer le constat en remarquant le caractère récent des changements majeurs qu'il décrit.

Ajoutons trois remarques. D'abord, ce positionnement, qui divise le corps électoral en gagnants et perdants de la mondialisation (****), pose une équation sociale et politique redoutable sur le plan démocratique en ce sens qu'elle isole les catégories populaires et fait apparaître le Rassemblement national comme la seule alternative au macronisme. Deuxième remarque : est-on si sûr que l'individu ne puisse pas être sensible à un discours républicain restaurant valeurs et principes communs et faisant un pont entre les catégories ? La troisième remarque dépend de la précédente : des personnalités et des mouvements peuvent-ils infléchir ces tendances et recréer valeurs communes et adhésion à un destin commun ? Réponse dans les prochains mois et années...

 

(*) Jérôme Fourquet, L'archipel français, naissance d'une nation multiple et divisée, Seuil. 380 pages, 22€. Cet ouvrage a obtenu le prix du livre politique Voir le lien ici.

(**) Selon l'auteur, le taux d'engomie des femmes (choix du conjoint dans son groupe d'origine) n'est que de 27% pour les femmes asiatiques, un taux comparable à celui des femmes originaires d'Europe du Sud, alors qu'il est beaucoup plus élevé pour les femmes originaires d'Algérie (59%), du Maroc (70%) ou de Turquie (93%), des groupes arrivés plus tardivement en France.

(***) L'auteur souligne que le bon score de Jean-Luc Mélenchon au premier tour de la présidentielle (qui a été suivi par un score médiocre aux dernières européennes) se caractérise par un soutien assez uniforme dans l'ensemble des strates éducatives. Il note que le candidat de la France insoumise a d'abord été soutenu par le salariat syndiqué (19% des voix des proches de la CFDT, 34% de ceux de FO et 48% de ceux de la CGT). Jérôme Fourquet met aussi en évidence le décalage entre la population ayant élu à la primaire des Républicains François Fillon (population âgée et aisée favorable à un plan à la "Thatcher") et la population électorale dans son ensemble, ce qui explique, outre le "pénelopegate", la chute du candidat LR.

(****) Tout en mettant en scène cette division entre "porgressistes" et "nationalistes-poulistes", Emmanuel Macron semble être conscient des dangers que cela représente. Ecouter à ce sujet son discours devant l'organisation internationale du travail.

 

► Pour retrouver les précédentes "notes de lecture" parues :

Et quelques uns de nos articles sur l'histoire sociale :

 

 

 

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Bernard Domergue
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